Dans le film documentaire L'image qu’on s'en fait (2019, Les Films du Tambour de Soie), le réalisateur Seb Coupy évoque la représentation du territoire et d’identités collectives. Sa réflexion gravite autour des panneaux marron qui jalonnent les autoroutes françaises depuis bientôt 50 ans. Au cours du tournage, il rencontre Jean Widmer. Leur conversation revient sur les origines des panneaux d’animation culturelle et le déploiement de ce travail à l’échelle du pays. Cet entretien, issu des rushs, ne figure pas dans le montage final du film.
Genèse du projet
Seb Coupy
Comment le projet des panneaux d’animation culturelle a-t-il vu le jour ?
Jean Widmer
Cette aventure a débuté de manière assez spontanée : Henri Nardin1, l’architecte chargé de la conception des autoroutes m’a téléphoné : « Widmer, auriez-vous des idées pour une animation touristique sur les autoroutes ? Une animation culturelle qui parle de la culture, et qui permette d’éviter l’installation de publicités au bord des autoroutes... » Je lui ai répondu être allé au Mexique et y avoir vu des panneaux comportant des flèches et des pictogrammes, destinés aux personnes sourdes et analphabètes. Ne pouvant parler, ces dernières suivaient les flèches qui indiquaient, entre autres, des marchés2. Il y avait deux, trois pommes ou trois poires. C’était la communication ! L’architecte – suisse, lui aussi, à mon grand étonnement – me demanda si je pouvais réaliser quelques croquis de mes idées. Les Autoroutes du Sud de la France3 (ASF) étaient chargées d’expérimenter les premières mises en place sur un tronçon dédié. J’ai apporté mes idées de pictogrammes et de maquettes que l’on a immédiatement expérimentées sur le lieu. Le test était très positif. Si l’on remonte aux origines, ce projet fut lancé par le président de l’ASF avec le ministre des transports, Raymond Mondon. Ces derniers craignaient que les autoroutes deviennent comme celles des États-Unis, avec des publicités tout du long4 Fig. 1 ! Ils se sont dit : « Nous avons une richesse dans notre pays que nous pouvons montrer, il faudrait faire quelque chose ». Cette richesse patrimoniale donne envie aux automobilistes de faire des détours pour voir un château, rencontrer des curiosités dans des villes avoisinantes… sur un périmètre d’environ 40 km de distance. Nous avons fait un choix : représenter sous forme de pictogramme tout ce qui figurait autour de l’autoroute. J’ai demandé – mais n’ai pas réussi – à poursuivre la signalisation en dehors de l’autoroute, avec un fléchage permettant de trouver facilement les monuments à proximité5 . Mais des financements supplémentaires sont nécessaires lorsqu’il s’agit de terrain n’appartenant plus à l’autoroute. Les communes n’ayant pas la somme requise, l’extension des pictogrammes n’a jamais vu le jour. Ce projet devait être porté par d’importantes sociétés, car l’étendre sur 40 km demandait un travail précis. Des opérations furent néanmoins mises en place à l’entrée des villes, tel le résumé visuel des lits indiquant la présence d’hôtels. Ces implantations ont ainsi développé le tourisme d’une autre manière.
Minimalisme dans la représentation graphique
S.C.
Quel était votre processus créatif des pictogrammes ?
J.W.
Je réalisais mes images sur des motifs commandés par l’architecte. Ce dernier regardait dans le Guide Bleu et Vert Michelin, déterminait des critères de choix – puisqu’il fallait minimum deux étoiles – et nous communiquait un plan de route Fig. 2. Quand nous le pouvions, nous allions sur place pour tout photographier, pour ensuite tout dessiner Fig. 3. Dans le cas de figure où nous ne pouvions pas nous rendre sur place, nous recevions des photographies et des cartes postales – une aide pour reconstituer notre imagination. Nous épurions les photographies en isolant les silhouettes, puis travaillions avec les fenêtres, le contraste, le noir et le blanc jusqu’à obtenir la structure de l’image. De simples choses pouvaient prendre beaucoup de temps : le dessin de l’artichaut a duré plus ou moins 8 jours avant d’être réussi ! Ces études étaient longues et difficiles jusqu’à la mise au point. Pour moi, l’objectif résidait dans le fait que tous les pictogrammes puissent se positionner les uns à côtés des autres, et s’interchanger. Au niveau du blanc et du noir, c’est-à-dire du vide et du plein, nous étions toujours à comparer chaque nouveau pictogramme en le positionnant dans une série, un sujet ne devait pas dominer par rapport à un autre.
S.C.
Pouvez-vous nous parler du trait de vos images ?
J.W.
Dès réception de cette commande, j’ai immédiatement pensé aux hiéroglyphes égyptiens : ils avaient un rapport avec mes pictogrammes. La symbolique, la simplicité de viser juste, la structure de l’objet, la silhouette, la forme qui doit être lue à 130 km à l’heure…
SC
J’aime beaucoup cette idée que vos pictogrammes viennent, en partie, des hiéroglyphes. Quelle est la limite de la simplification ?
J.W.
Le minimalisme est difficile, car la représentation peut devenir ennuyeuse si un surplus d’informations est supprimé. La force du noir et blanc apporte quelque chose à la représentation graphique. Cette force est, d’une certaine manière, minimaliste. Lorsque nous6 bâtissions une image, nous sentions quand elle était pleine, et que des détails supplémentaires n’étaient pas nécessaires. Il fallait savoir doser. Pour la représentation de la Cité de Carcassonne par exemple, l’enjeu était de garder les bonnes informations afin que les tours se succèdent sur un seul plan, tout en comprenant une dimension spatiale . Fig. 4 C’est la plus belle image que j’ai produite.
S.C.
Pourriez-vous nous parler du Frutiger ?
J.W.
J’ai choisi le Frutiger car il est l’un des caractères les plus lisibles pour la signalétique7. Ce choix permettait à la signalisation touristique d’avoir son propre caractère, différent de celui utilisé pour la signalisation réglementaire. Mon carnet de fabrication Fig. 5 montre comment ce travail s’opérait par section, par lettre. Les lettres étaient ajoutées les unes aux autres, et comprenaient chacune une dimension. Comme le prix était calculé selon la surface du panneau, le fabricant pouvait ainsi évaluer son coût avec cet outil.
Pictogrammes et illustrations
S.C.
Réalisiez-vous des panneaux légèrement plus illustratifs ?
J.W.
Oui, pour des canaux, par exemple, où il s’agissait de montrer à l’utilisateur qu’il fallait attendre lorsqu’une écluse s’enclenchait. Cela était assez difficile à indiquer.
S.C.
Il me semble que vous vouliez enlever la symbolique du sujet. À mon sens, donner une image d’un bout de territoire français avec un symbole ou une illustration est très différent. Qu’en pensez-vous ?
J.W.
Je partage votre ressenti. Une illustration rentre dans le détail. Les miennes sont apparues à la suite d’oppositions aux pictogrammes. Bien plus tard sont arrivées des cartes postales sous forme de panneaux aux fonds bruns, avec des colorations et des scotchlights – matériau renvoyant la lumière des automobilistes – de différentes couleurs8. Les scotchlights provoquent une rétro réflexion la nuit : le blanc est éclairé et le brun reste sombre. L’utilisation de ce matériau est intéressante car une silhouette blanche apparaît. En revanche, si l’illustration est compliquée, le panneau ne provoque pas l’effet de concentration d’idée. Nous, graphistes et certains affichistes, cherchions toujours la simplicité. C’est-à-dire que nous avions, vous l’avez remarqué, un début en deux temps. La première image pose la question. 200 mètres plus loin apparaît un second panneau livrant les explications sur le lieu ou le produit… Fig. 6. Mais comme ces doubles panneaux coûtaient cher, ils sont aujourd’hui regroupés sur un seul et même panneau.
S.C.
À mon sens, l’illustration fige l’imaginaire. Elle l’arrête, le circonscrit. À l’inverse, le symbole fait référence à quelque chose tout en laissant de la liberté.
J.W.
L’illustration fait rêver. Pour en créer, il faut vraiment se concentrer afin de sortir l’essentiel. Je ne suis pas tellement favorable à l’illustration sur les autoroutes, mais il se trouve qu’elles y ont pris place. Elles ont plutôt un caractère artistique que l’on ne comprend pas, ou bien réaliste avec un dessin assez détaillé.
S.C.
Dernièrement, Ted Benoît9, dessinateur de bande dessinée, a fait plusieurs panneaux très détaillés. Ils comprennent toujours le code couleur de camaïeu de marron, mais avec un niveau de détails vraiment très élevé. Son panneau est assez beau, mais il est vrai qu’il y a une différence entre l’information et la description. D’un côté, on suggère une forme d’information avec un pictogramme et, de l’autre, on décrit.
J.W.
Le côté artistique ne doit pas dominer, sans quoi l’information se noie et n’est pas claire. Des choses sont à signaler, à identifier, et doivent être clairement annoncées sur les autoroutes. Dans le cas contraire, ces panneaux sont peu utiles, à mon sens. Dans ce cas, pourquoi ne pas agrandir des tableaux des musées10 Fig. 7 ? Le pop art aurait pu amener des choses. Le street art aurait aussi été intéressant, mais plus dangereux car y réside trop de liberté.
S.C.
Aujourd’hui, la majorité des panneaux sont centrés autour de l’illustration, et non du pictogramme. Comment expliquez-vous ce passage du pictogramme à l’illustration ?
J.W.
Je ne peux que vous dire que le public n’a probablement pas adhéré. Ou bien est-ce parce que j’ai arrêté ? Le directeur de l’ASF a pris sa retraite, et moi aussi. Quelqu’un d’autre reprend avec d’autres composants pour diriger sa société. Cela évolue, et m’apparaît comme logique dans un sens.
S.C.
Les pictogrammes sur les autoroutes sont minoritaires aujourd’hui. Que veut dire ce changement de notre société ?
J.W.
J’ai réalisé les pictogrammes en 1972. Cela fait bien 30, 40, bientôt 50 ans ! De nombreuses autoroutes se sont construites depuis. Dans mes souvenirs, les dernières construites ne comportaient pas de pictogrammes. Il fallait du changement.
Naissance d’une identité territoriale (et) autoroutière
S.C.
L’idée de créer une forme d’identité dans un endroit comme l’autoroute, un endroit tout à fait particulier, me frappe beaucoup : l’analogie que l’on peut faire entre l’autoroute et le lieu est presque simplifiée…
J.W.
L’autoroute coupe à vif. Les automobilistes s’endorment dans les voitures. L’ASF souhaitait qu’ils parlent entre eux, justement sur à propos des sujets que nous déployons le long des autoroutes. Nous intégrions des animaux – oiseaux chantant, cerfs traversant des forêts… Fig. 8– et les usagers rigolaient parfois. « Ils mettent n’importe quoi sur les panneaux ! ». Mais en réalité, ce n’était pas n’importe quoi, il y avait toujours un rapport, devenu obligatoire, entre le lieu et la représentation, avec l’installation des panneaux d’animation. Chaque autoroute nouvellement construite doit maintenant intégrer une animation culturelle. Nous sommes les premiers à l’avoir fait, et cela donne un certain prestige à la France.
S.C.
Concernant les symboles représentés sur les panneaux d’aujourd’hui et d’hier, avez-vous toujours été en accord avec les choix opérés en termes de patrimoine ? Des fromages sont parfois représentés, d’autres fois des personnalités…. Les choix de représentations nécessiteraient-ils d’être reconsidérés aujourd’hui ? Les panneaux sont-ils destinés à la postérité ? Car, en réalité, ces derniers représentent l’image d’un pays. J’ai l’impression que vous avez travaillé à une échelle incroyable et que vous avez donné une identité à un territoire entier !
J.W.
Lorsque nous présentions nos projets, un conseiller artistique de la commune et des représentants de l’autoroute composaient le jury. Ces derniers, tous des administrateurs, n’avaient aucune formation artistique ou culturelle. Comme certaines présentations étaient parfois aberrantes, ils ont sollicité la présence d’un conseiller culture à chaque réunion. Cela dit, le niveau était déjà bon puisque nous nous basions toujours sur les sélections à deux étoiles du Guide Vert et Bleu Michelin.
S.C.
Pourriez-vous nous parler de la manière dont les sujets étaient choisis ? Aviez-vous votre mot à dire dans la sélection ?
J.W.
Je pouvais ajouter quelque chose que j’avais observé, mais le reste revenait à l’architecte urbaniste chargé du programme. Au début du projet, il souhaitait que des personnes vendent leurs produits régionaux sur des aires d’autoroute. Son idée a duré un certain temps, mais s’est perdue en cours de route. C’était finalement à lui que revenait le soin de décider de ce qui était important de représenter en tant que patrimoine ! Pour un autre concours de l’ASF – que nous avons perdu –, nous allions souvent sur l’autoroute de la Savoie pour suivre le programme et voir les choix opérés.
S.C.
Les prises de décisions et validations des dessins avec les différents collaborateurs devaient être difficiles. Pourriez-vous témoigner des différentes commissions ou instances politiques ?
J.W.
Le directeur général avait le rôle d’interlocuteur. Il était polytechnicien, mais avec une ouverture de jugement. Nous faisions souvent des pictogrammes qu’il ne souhaitait pas garder ou qui n’étaient pas très clairs selon lui. Parfois, certains étaient très difficiles à concevoir comme celui avec une montagne coupant l’eau, source d’une longue discussion. Tout ce qui était de l’ordre de l’architecture, du commerce, de l’urbanisme, des grandes industries, etc. fut intégré sous forme de pictogrammes. Après moi, un jeune étudiant des Arts décoratifs embauché par Monsieur Nardin réalisa des pictogrammes pendant un temps. Mais le directeur général voulut les refaire ; Nardin : « Ça ne va pas du tout, ce n’est pas bon ce que vous faites là ! Non, non, il faut continuer avec Widmer. »
L’importance d’un directeur artistique
S.C.
Pourquoi n’y a-t-il pas aujourd’hui de continuité entre les différents panneaux animant l’autoroute ?
J.W.
Puisqu’il n’y a pas d’unité contrôlant le tout, celui qui a le dernier mot est généralement celui qui a le plus haut niveau d’études. Il est souvent complexe de faire comprendre, et accepter à ces personnes, le rôle d’un directeur artistique en charge de la cohérence artistique générale. Ce fut le cas pour les autoroutes, tout comme pour le projet avec le Centre Pompidou par exemple. Une fois le concours gagné, nous avons proposé un directeur artistique pour superviser le tout. Autrement, n’importe qui pouvait faire n’importe quoi. Qui commande les affiches ? À qui ? Ces missions doivent être dirigées et déterminées par une structure graphique dotée d’une personne responsable qui en donne l’orientation. Au Centre Pompidou, il y avait cinq départements : celui du musée, du centre de création industrielle (CCI), de la musique, de l’IRCAM et de la bibliothèque, cinq secteurs différents ayant tous un directeur. Chacun pense différemment, mais aucun ne porte de directive générale – pourtant donnée mais jamais tenue – puisque chaque directeur soutient ses propres idées. Pour les autoroutes, c’est assez similaire puisque sept à neuf sociétés gèrent l’ensemble des autoroutes. Au début de la chaîne, il fallait l’accord du ministère des transports qui payait, couvrait et avait le dernier mot. Ensuite venaient les sociétés d’autoroutes, concurrentes. Certaines avaient leurs budgets à Publicis. Pour le projet des panneaux d’animation culturelle, c’était l’architecte urbaniste qui avait vu mon travail et m’avait demandé une idée sur l’animation touristique des autoroutes. Je suis arrivé au pictogramme, tandis que les autres graphistes ont fait autrement de leur côté.
À la différence des premiers panneaux carrés, les sociétés d’autoroutes ont souhaité un format de pictogramme plus grand. Nous l’avons alors créé : les châteaux importants, par exemple, étaient toujours réalisés sur un double carré : un seul pictogramme sur deux carrés unis, formant un grand rectangle. Fig. 9 Ce format se distinguait de celui des premiers panneaux, mais la patte graphique était similaire. Il fut difficile de faire adopter pour la France entière le même système. Une identité française était mon idée de départ, mais trop rêvée ! Le directeur de la direction des autoroutes souhaitait un graphiste pour chaque région. Il ne voulait pas afficher une unité graphique nationale, mais plutôt des spécificités territoriales, à l’image de la cuisine en quelque sorte. Un peu comme la Suisse, la France est composée de pays. Ils ont leurs patois, leurs cuisines, leurs terrains, leurs montagnes... et cultivent l’identité de leur terroir. Conserver les identités propres à chacun était intéressant, même si, à mon sens, celle d’une représentation graphique nationale l’était tout autant.
Un imagier culturel français
S.C.
Que va-t-il rester à l’automobiliste traversant la France par l’autoroute ?
J.W.
Il est possible que les panneaux d’animation culturelle lui restent en mémoire. Ces derniers font partie de la grande culture française et construisent des souvenirs. Les vacanciers peuvent faire des détours, voir des châteaux, etc. Ils représentent la grande richesse de la France.
S.C.
Je trouve que les panneaux font beaucoup appel à l’enfance. Vos pictogrammes sont assez proches d’un imagier. Les enfants ont souvent des livres comprenant des images et des choses simplifiées, représentations qui me renvoient beaucoup à votre système.
J.W.
Oui, c’est vrai. À la manière des livres pour enfants, je souhaitais réaliser un explicatif culturel regroupant toutes les informations annoncées sur les autoroutes. Comme les panneaux d’animation faisaient partie de l’éducation des automobilistes, l’idée était de donner gratuitement cet ouvrage explicatif culturel. Les sociétés d’autoroutes ont une entrée d’argent suffisante pour développer ce genre de dispositif très bon marché. Elles m’ont demandé de concevoir une maquette, mais je n’ai jamais vu venir la suite !
L’image d’un pays ou d’une autoroute ?
S.C.
Avez-vous des exemplaires des panneaux conçus à l’époque pour les autoroutes ?
J.W.
Oui, des maquettes envoyées aux fabricants nous sont revenues. Mais ces derniers ne nous renvoient pas toujours tout : nous n’avons pas de panneaux par exemple. Le CNAP s’intéresse à hériter et à regrouper l’ensemble des mes créations11. Leur collection s’apparente à un musée de mon travail sur les autoroutes.
S.C.
Je vais vous montrer quelques images de panneaux d’aujourd’hui, plus ou moins vieux, autour de chez moi. Connaissez-vous ce pictogramme qui se trouve en Beaujolais, ou celui-ci avec un tronc d’arbre ?
J.W.
Non, je ne les connais pas. Pour le premier, le raisin est à peine perceptible. Quand un pictogramme présente un surplus d’informations, et surtout quand il n’est pas clair, que va-t-on retenir ? Par exemple, je ne voulais absolument pas de perspective sur les panneaux, sinon l’information est difficile à comprendre à 130 km à l’heure. Pour un pictogramme similaire, j’ai plutôt intégré des tonneaux car la bouteille était difficile à comprendre sur une autoroute.Votre second pictogramme comprend une demi-teinte : difficile également de lire ce qui est représenté. Mais votre troisième exemple est plus facile, car la représentation est assez contrastée et lisible. Ces trois pictogrammes sont très différents ! Sont-ils implantés sur la même autoroute ?
S.C.
Oui, sur la même, vous rendez-vous compte ?
J.W.
C’est absurde ! Deux semblent être du même auteur, et le troisième renvoie totalement à autre chose : on dirait la publicité d’un parc, alors que l’enjeu des panneaux est de faire la publicité d’une région et de son patrimoine.
Même s’il y a de très bons nouveaux panneaux, ce que l’on voit aujourd’hui sur les autoroutes est devenu plus compliqué ! Et ce n’est pas forcément bien lu ! Ce ne sont plus des pictogrammes, mais de grands panneaux de 3 mètres sur 4 relativement artistiques et libres d’expression, sans règles particulières. Cependant, les Autoroutes du Sud de la France ont toujours gardé le carré et le pictogramme. Comme elles ont acquis d’autres autoroutes qui vont jusqu’en Espagne, les Espagnols ont essayé de déployer un système similaire.
S.C.
J’ai discuté avec le directeur d’Eiffage. L’entreprise est en train de refaire tous les panneaux d’une bonne partie de la région Bourgogne. Il les considère comme l’identité de l’autoroute et non plus comme celle du pays. Vous voyez le basculement ? Il m’a expliqué que « ces panneaux reflètent une autoroute un peu vétuste, un peu vieillotte », qu’il voulait les refaire parce qu’ils ne montraient pas « une bonne image de l’autoroute ».
J.W.
L’autoroute, ce sont tout de même les riverains… Mais je comprends que l’autoroute ait besoin de se renouveler. Je ne suis pas contre, j’étais le premier à l’inaugurer, mon travail était nouveau ! Et cela fait maintenant 40 ans que mes panneaux existent, je comprends sa décision.
S.C.
Je trouvais étrange l’idée que les panneaux renvoient une forme d’image de la France dans un lieu, où finalement on ne voit pas grand-chose de ce pays. Ce sont les panneaux ou les pictogrammes qui dessinent une identité à ce territoire. Or, en discutant avec ce directeur, j’ai compris que l’image de la région diffusée par les pictogrammes avait peu d’importance par rapport à celle donnée de l’autoroute. « On veut une autoroute moderne ». Je remarquais une transformation de l’usage de ces panneaux. J’étais surpris en me disant qu’ils changeaient de nature. Peut-être est-ce aussi lié au fait que les sociétés d’autoroutes aient maintenant davantage leur mot à dire sur les sujets et leur manière d’être représentés ? Auparavant, l’État avait plus de poids.
J.W.
Oui, l’État avait ce projet en mains, mais assez partiellement en fait, avec seulement un regard sur quelques tronçons. L’ASF détenait le pouvoir et a gagné beaucoup d’argent.
Une carrière marquée par les pictogrammes
S.C.
Avez-vous par la suite étendu les pictogrammes à d’autres lieux que les autoroutes ?
J.W.
Nous avons créé des pictogrammes pour certaines petites villes de périphéries. Il y avait un côté sommaire où il fallait mettre plusieurs choses en même temps. Mais c’était différent car le ton était donné par les villes.
S.C.
Ce travail concernant les Autoroutes du Sud de la France vous a-t-il ouvert d’autres portes professionnelles ?
J.W.
Outre les panneaux d’animation touristique, j’ai réalisé et corrigé des panneaux réglementaires. Le directeur général de l’ASF – qui avait du pouvoir – m’a donné beaucoup de travail et m’a envoyé sur les routes d’Europe. C’était un très bon client, et nous avions les mêmes idées. Je lui ai suggéré de réaliser une unité européenne de signalisation, car des autoroutes européennes partaient déjà de la Suède, et que chaque pays avait une différence de numéro, de couleurs, etc. Il m’a ainsi confié une étude sur plusieurs pays.
S.C.
De manière plus personnelle, que représentent ces panneaux pour vous ?
J.W.
C’est sûrement le plus important travail que j’ai fait. Il a duré 7 ans et a eu un grand effet publicitaire – pour moi et pour le métier de graphiste. L’Alliance Graphique Internationale12 souhaitait implanter l’idée des panneaux d’animation touristique dans ses pays membres. Elle m’a souvent demandé des informations, et certains ont essayé de les intégrer. On peut dire que j’étais à la mode, et que mes pictogrammes étaient nouveaux. Par la suite, j’ai gagné des concours pour des musées, les uns après les autres. J’avais une grande demande de logotypes. Cela a duré jusqu’aux années 2000, et puis tout a plongé. J’ai eu beaucoup moins de travail, c’était d’ailleurs assez normal. J’ai alors enseigné à l’École des Arts Décoratifs13 où j’ai « fabriqué » quelques centaines de graphistes. L’évolution existe…
Henri Nardin, né en 1928, a travaillé au sein de l’Atelier d’architectes associés (At.A.A.) de 1960 à la fin des années 1980. En 1973 il réalise l’« étude de signalisation-animation pour les autoroutes A7 et A9 », document à l’origine des panneaux marron. (NdE Problemata)↩︎
Ces pictogrammes font partie du système graphique du métro de la ville de Mexico, conçu par Lance Wyman, en 1968. (NdE Problemata)↩︎
Les enjeux d'animation touristique sont forts sur les « autoroutes des vacances » : dès les années 1960, la mission interministérielle d'aménagement touristique du Littoral Languedoc-Roussillon pense la route et ses abords comme des espaces majeurs pour le tourisme.↩︎
Voir le document « Environnement des routes, protection et aménagement », de l'agence d'urbanisme pour l'aménagement du littoral du Languedoc et du Roussillon.↩︎
Comme en témoignent les fonds des Archives Nationales, plusieurs projets de panneaux marron sur les routes nationales et départementales ont été menés, parfois sans l'accord de la direction des routes et à l'encontre des réglementations d'usage de la typographie et des couleurs.↩︎
En 1969, Jean Widmer fonde l’agence portant son nom, puis avec sa femme, Nicolas Sauvage, « Visuel design Jean Widmer ». (NdE Problemata)↩︎
Initialement nommé Roissy, ce caractère a été développé par Adrien Frutiger pour la signalétique de l'aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, en 1975. Il sera par la suite redessiné et renommé du nom de son concepteur. (NdE Problemata)↩︎
Dès 1984 Philippe Collier créait les panneaux marron de l'A10 pour Cofiroute. Dans un style hyperréaliste,
les panneaux sont réalisés en camaïeu de marron à partir de la teinte référence Pantone n°7. (NdE Problemata)↩︎À partir de 2014, les Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR) font appel à plusieurs illustrateurs (Ted Benoît, Floc’h et Tino) pour réaliser leurs panneaux d'animation dans un esprit de « galerie d’art à ciel ouvert ». (NdE Problemata)↩︎
Une proposition suggérée en 1984 par Gérard Fromanger dans son article « Musée-peinture à l'air libre », Galerie des arts n°221. (NdE)↩︎
Le CNAP accueille depuis 2016 dans ses collections le travail de Widmer sur les autoroutes. (NdE)↩︎
L’Alliance Graphique Internationale (AGI) est née en 1950 de la rencontre amicale de trois graphistes français, Jean Picart Le Doux, Jean Colin et Jacques Nathan-Garamond, et de deux graphistes suisses, Fritz Bühler et Donald Brun, à l’occasion d’une exposition de leurs travaux à Bâle. (NdE)↩︎
Jean Widmer enseigna à l’École des Arts Décoratifs de Paris de 1961 à 1994. (NdE)↩︎